Anaco, de La Machine à Divin0: rencontre avec une figure engagée d’une scène électronique en mouvement

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Photos : @infininegatif

C’est en tenant la billetterie des soirées club de La Machine qu’Anaïs Condado aka Anaco fait ses premiers pas au cœur de l’un des clubs les plus mythiques de Paris. Quelques années plus tard, elle en deviendra la directrice artistique. Avec Lisa More à sa succession, elle laisse à cette entité du boulevard de Clichy un héritage précieux, tourné vers une nuit plus safe et plus inclusive, et se concentre à présent sur sa carrière de DJ et son nouveau projet découlant de Perreo Supremo: Divin0.

Après 5 ans de loyaux services à La Machine, tu quittes ce club emblématique. Tu retiens quoi de cette aventure ?

Je suis super fière de ce qu’on a construit tous.tes ensemble, que ce soit au niveau du travail sur l’inclusivité dans la programmation, la safety, la direction graphique… Quand t’es bien entourée et que t’emmènes une équipe avec toi, tu construis des trucs de fou. C’est ce qu’il me reste de cette expérience : le travail d’équipe. C’est hyper précieux. Maintenant, j’ai aussi envie de voler de mes propres ailes, de m’investir sur des projets différents, extérieurs. Quand tu t’occupes d’un club, c’est ta vie : tu respires le club, tu y penses tout le temps. Cinq ans, c'était la bonne durée !

C’était quoi ton état d’esprit en arrivant là-bas en 2018 ?

Il y a 5 ans je suis arrivée en tant que chargée de prod, pas directement en tant que DA. Quand je suis arrivée au poste de programmatrice il y a 2 ans, j’avais déjà une relation avec l’équipe, et ça m’a beaucoup aidé à prendre ma légitimité en tant que  programmatrice. Après, je suis quand même arrivée dans un état d’esprit ou il fallait que je fasse mes preuves. J’arrivais dans un des plus grands clubs de Paris, j'étais seule à la prog’,  et c'était un métier que j’avais pas fait avant. Mais super envie d’y aller et de faire ma place dans l'écosystème parisien et aussi international, en rencontrant des agents, en allant à l’ADE… Ça m’a aussi permis de me positionner.

Tu t’es lancée dans le bain seule?

J’avais quand même un système de soutien, notamment avec Marc et Peggy, les anciens programmateurs.ices de la Machine qui m’ont beaucoup soutenue dans ma démarche. Il y a aussi des moments où j’ai vraiment dû bosser deux fois plus car je ne bossais pas que sur la prog’, mais sur le lieu dans son ensemble. Il y a aussi eu la période post covid, on ne savait pas si on allait refermer ou rester ouvert, on était sous-staffé… c'était vraiment charbon .

Lisa More te succède, comment tu le sens ?

Je pense qu'elle va amener aussi un nouveau souffle et une nouvelle intention sur des choses. Au-delà d'être maintenant collègue, on est amies. On se connaît depuis un bon moment et on échange beaucoup. C'est quelqu'un avec qui je suis hyper alignée sur plein de choses, et à la fois, on est super différentes. On a vraiment des affinités musicales qui peuvent se rejoindre sur certaines choses mais qui vont aller sur un spectre assez différent. Je vais transmettre ce que j'ai construit, et après, elle, elle va mettre sa patte et amener son propre projet. Et c'est ça qui va être beau aussi. Elle va construire un projet dans une globalité qui reste super éclectique.

Un conseil à donner aux programmateurs.ices de demain ?

Le conseil que je pourrais donner à tout programmateur.ices, c’est que quand tu arrives dans une salle, il faut faire attention à ne pas faire table rase du passé. Il faut insuffler sa propre dynamique avec ses affinités, tout en continuant certaines choses déjà installées. Tu arrives dans une salle, il y a une histoire. Pour La Machine, c'est une histoire qui a bientôt 15 ans, c'est énorme.

​​La Machine, c’est un lieu à l’héritage riche qui rassemble beaucoup ?

Dès ses débuts, La Machine a toujours eu ce côté éclectique. Quand tu regardes la programmation, il y a autant une CREOLE, qu’une Wet, qu'une Maison Close, qu'une Quartiers Rouges, qu'une Reggaeton Gang Fusion…Et aujourd'hui, ça fait notre richesse. Il y a toujours eu cette diversité. Et c’est aussi super en adéquation avec la localisation de La Machine qui se situe entre le 18ème et le 9ème… C’est pour ça que ça fonctionne, je trouve qu'on est vraiment à l'image de notre quartier.

Dans les Trophées de la Nuit, La Machine était sélectionnée aux côtés de Virage et du Cabaret Sauvage. Quel bilan fais-tu en ce début d’année 2024 de l’inclusivité dans le milieu de la nuit et dans les clubs?

Je pense que ça s'améliore clairement. J'ai commencé à mixer quand j'avais 19 ans, à Bordeaux, c’était pas la même chose. On était 5 DJs femmes dans le circuit. Les mecs s'en foutaient complètement de faire des line-ups all-male, all white… Aujourd'hui, je pense qu'on a vraiment fait un bout de chemin dans la parité, dans le fait de mettre plus de femmes et de minorité de genre en avant . Mais il faut qu'on pense plus à l'intersectionnalité des luttes,  à mettre plus de personnes, racisées, queers… Il y a aussi la notion du handicap qui n'est pas abordée dans notre milieu. Aujourd'hui, est-ce que tu peux vraiment clubber quand t'es en chaise roulante? Est-ce que tu as les accès nécessaires? Ce sont des réflexions qu'il faut mener à terme, évidemment.

Que penses-tu de la parité dans les line-up ?

Il y a quand même moins de femmes en position de pouvoir et en position de headliner. Ça nous pose une vraie problématique en tant que programmateurs.ices. Tu vas retrouver des femmes en warm-up, en midliner, mais en headliner, il n'y en a pas beaucoup. Du coup, elles sont plus rares et plus chères. Aujourd'hui, c'est le truc sur lequel il faut que la scène travaille.

Par exemple, DJ Gigola est en train d’y arriver., Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas vu un profil comme ça. C'est un peu ce cap qu'il faut réussir à passer. Ça vient avec le temps. Il y a quand même une sororité qui se met en place. Quand VTSS fait un back-to-back avec Sherelle, c’est deux profils profils, mais pas les mêmes niveaux, et c'est comme ça que tu fais que Sherelle, elle passe ce cap ensuite, je pense.

Tu as participé à l’écriture du Manifeste Réinventer la nuit : l’appel des DJ pour une profession plus safe. Comment tu sens que ce manifeste a été reçu par le monde de la nuit?

Il y a eu deux réactions. D’abord, celles hyper soutenantes qui nous ont remercié de l’avoir fait. Et puis il y a d'autres réactions, de la part de certain.e.s professionnel.l.es, qui disent que c'est dommage de ne pas avoir inclus les clubs et les agences dans la réflexion. Mais on avait besoin aussi de parler de nos expériences en tant que femmes et minorités de genre dans cette industrie, en tant que DJ. J'ai vécu beaucoup de dingueries au cours de ces dix dernières années. C'est pour ça que j'ai signé sous Anaco et pas sous La Machine. Du coup, ce manifeste c’est un peu : comment, on fait vraiment changer les choses maintenant ? Qui est prêt.e à le faire ? Ça a déclenché un mouvement, c'était ce qu'on voulait.

Quels conseils donnerais-tu à la jeune génération ?

Ce qu'on peut faire collectivement, c'est se remettre en question et essayer de se réunir pour en parler justement. Le fait de libérer la parole, c'est un premier pas.

En France, on a commencé à libérer la parole sur le fait qu'en club, quand tu es une femme, tu te fais quasi systématiquement emmerder, il y aura toujours un mec qui a un truc à te dire sur comment tu te tiens, comment tu souris, comment tu danses. Plus on donnera de la voix et de la visibilité à cette problématique, plus les gens qui ne la comprennent pas ou ne veulent pas la voir, la comprendront et se diront « ah oui, en effet, peut-être ». Et ça fera son changement.

​​Après, je pense que les jeunes générations sont dans une mentalité où le genre n'a plus autant d'importance, et où le respect du corps est de plus en plus primordial. Les jeunes générations doivent avoir confiance en elles et en leurs idées. Que ce soit des idées d'événements, des concepts, des horaires différents… Le changement global viendra par ça aussi, par de nouvelles idées, de la créativité.

Tu as toujours combiné plusieurs activités, c’était pas trop compliqué ?

J’ai toujours effectivement eu ce truc de double cerveau : artiste versus promoteur versus DA…. Mais j'ai une profonde passion pour les dessous de cette industrie, pour les backstages.C'est terrible, mais je crois que préfèrerais organiser un show avec Sónar, que de jouer à Sónar. Je suis profondément passionnée par mon projet de DJ mais j'ai toujours aimé avoir les deux, et je pense que je garderai toujours les deux. J’ai autant de plaisir à faire mon set qu'à être derrière, dans la salle, à observer que tout se passe bien, que les gens kiffent, et de réaliser que c'est un beau moment. J’ai toujours eu cette amour de faire les choses en 360°!

Le fait de quitter La Machine ça va chambouler aussi ton quotidien ?

Oui, je vais me concentrer davantage sur la musique. Je ne me suis jamais vraiment donné le temps de justement me focus sur le processus créatif, et de me donner le temps de pouvoir le faire à fond. Avec La Machine, ça m’arrivait d’être un peu débordée, parce que ça passait toujours en premier. Mais ça va plus s'équilibrer maintenant du coup !

Perreo Supremo change de nom et devient Divin0, tu peux nous en dire plus sur cette nouvelle aventure ?

Avec Divin0, on va aller explorer d'autres genres musicaux qui sont liés au reggaeton pour créer des mélanges entre des titres connus devenus quasi universels et des musiques plus futuristes, de niche. Aujourd’hui, on a des gens qui mélangent de la Baile, de la Cumbia, avec du Perreo, avec de la musique électronique, avec du Dembow… Ce qui m'excite dans tout ça, c'est le mix justement de tous ces titres reggaeton old school avec toute cette nouvelle scène hyper prolifique, c’est le Global Perreo.

Pourquoi “Divin0” ?

Il y a un truc par rapport au Reggaeton lié au scandale, c’est un style qui a été interdit à la radio à ses début, car jugé trop sulfureux, explicite…On a voulu jouer sur cet aspect, ce qui est considéré comme la norme, le bien ou le mal, et sortir des stéreotypes…Et on a même notre propre mascotte, notre Angelito du Perreo :)

Vers un Global Perreo encore plus fort ?

Oui, dans le crew, il y a effectivement des personnes d'Amérique latine, mais aussi beaucoup de bi-nationaux, des personnes qui viennent de France, d’Espagne, d'Ukraine, du Congo, d'Italie,  … Il y a vraiment ce côté mondial. On ne va pas revendiquer le fait d’être un crew latino, on ne l'est pas. On est un crew qui n’aurait pu se créer qu’ici, Divin0 nous représente toustes.

La danse est quasi indissociable d’Anaco ?

Le rapport à la danse, c'est surtout le rapport au corps. La musique électronique, j'en ai écouté depuis très très jeune, parce que j'ai toujours trouvé qu'il y avait un rapport au corps qui était hyper intime. Quand j'écoutais des sets de la BBC, quand j'avais 13 ou 14 ans, il y avait quelque chose de vraiment libérateur dans mon corps. Quand tu vas danser en club, tu es à la fois dans une expérience collective et dans une expérience intime.

Quel est ton lien avec Barbi(e)turix?

J'ai commencé à bosser avec RAG quand j'étais agent, je m'occupais de booker les teufs Barbi(e)turix un peu partout en France avec Peggy Szkudlarek, et du coup c'est comme ça qu'on s'est rencontrées. C’était il y a 8 ans quand je venais d’arriver à Paris, j’étais encore un baby. C’est Rag qui m'a incité à porter ma voix. J'ai toujours eu un rapport très complexe avec ma sexualité : je suis bi, je le sais depuis toujours. Barbi(e)turix m'a permis de l'assumer et de le défendre, surtout dans une société où la bisexualité est extrêmement sexualisée et dans un milieu queer des fois biphobe.

Comment s’est passée la dernière soirée à la Gaîté Lyrique ?

C’est la première fois que RAG me passait la main de la programmation, j'étais hyper contente. Surtout au sein de La Gaîté Lyrique qui est un lieu justement très proche de ce mouvement.

Les soirées Quartiers Rouges vont continuer après ton départ ?

Bien sûr que ça va continuer, c'est la marque de fabrique de La Machine ! Moi je vais garder la soiréee Reggaeton Gang Fusion avec Divin0 du coup, je reste aussi pour les Wet For Me… Vous me verrez sûrement danser à Quartiers Rouges, je serais jamais très loin. Ça reste la maison. L'idée maintenant, c'est surtout de se concentrer sur Divin0 parce que c'est un projet qui est trop beau. Quand tu fais des choses intimes et que tu vois ce que ça peut apporter aux gens, c'est vraiment ça qui me fait vibrer.

Adèle Chaumette