Capturer l'instant ou le vivre : les politiques de No Photo, No Video, No Phones dans les événements culturels

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À l’ère où chaque moment peut être capturé, partagé et préservé grâce aux technologies d'enregistrement de photos et de vidéos constamment à notre portée, certains artistes et lieux culturels ont choisi de résister à cette tendance en mettant en place des politiques strictes No Photo, No Video, No Phones ("Pas de photo, pas de vidéo, pas de téléphone") .

L'utilisation des téléphones pendant les événements culturels est devenu un sujet de controverse. Alors que certains pensent que prendre des photos et des vidéos est un moyen de préserver les souvenirs, d'autres affirment que cela détourne l'attention de l'expérience immersive.

Pour cela, certains lieux ont mis en place des politiques "No Photo, No Video, No Phones" pour éviter de se détourner de l'événement. D'autres sont plus mitigés, la considérant comme nécessaire pour faire exister les événements, d'autres encore voient cette politique comme une autorité excessive qui leur enlève leur liberté au souvenir.

L’importance du moment VS l’importance du souvenir

Au cœur de ce débat se trouve une question fondamentale : l'expérience d'un événement consiste-t-elle davantage à vivre l'instant présent ou à en préserver le souvenir ? Si certains soutiennent qu'il est nécessaire de capturer chaque instant pour le faire durer dans le temps, d'autres pensent au contraire que cela peut compromettre l'essence même de l’expérience.

 "On essayait de communiquer tout ça pas forcément par le message d'un interdit, mais plutôt par le message d'une expérience qui va être différente de ce qu'on vit d’habitude.", constate Noé Thoraval ex-directeur artistique du Sarcus Festival, dont l'intention n'est jamais de pénaliser le public mais plutôt de valoriser l'instant. "La politique no photo no video peut être un frein à notre communication, car on peut moins facilement partager du contenu de nos soirées sur les réseaux sociaux, et c'est un levier considérable dans la scène actuelle pour faire davantage connaître notre événement à une échelle plus large. Nous assumons complètement ce choix car l'expérience qu'on offre à notre public passe avant tout le reste.", observe de son côté le collectif Alarma.

Préserver la liberté et l'intimité

Les partisans de la politique "No Photo, No Video, No Phones" dans les lieux culturels soutiennent que cela permet aux danseurs de se perdre dans la musique sans distraction. Elle préserve également la liberté et la vie privée des personnes qui ne veulent pas que leurs images ou vidéos soient prises sans leur consentement. La décision de mettre en œuvre de telles politiques doit reposer sur un équilibre entre la préservation des souvenirs et le respect de l'expérience immersive. Une des raisons principales "est de préserver l’anonymat et l’intimité afin que notre public se sente en confiance et se laisse aller sans craindre d'être jugé, pris en photo ou filmé.", confirme le collectif Alarma. 

De plus, cette pratique permet de préserver la liberté et l'intimité des clients du lieu, en créant un espace où ils peuvent vraiment se lâcher sans craindre d'être filmés à leur insu. Elle ajoute une couche supplémentaire de confort et de confiance entre les clients et l'établissement, qui leur permet de s'immerger pleinement dans l'expérience sans aucune distraction ni réserve. En donnant la priorité au bien-être et à la confidentialité de ses clients, le club favorise une atmosphère accueillante et inclusive qui encourage les individus à embrasser pleinement leurs désirs et à se laisser aller à l'instant présent.

Grave (2016) de Julia Ducourneau

Comment communiquer sans photos d’évènements ?

"La politique no photo no video peut être un frein à notre communication, car on peut moins facilement partager du contenu de nos soirées sur les réseaux sociaux, et c'est un levier considérable dans la scène actuelle pour faire davantage connaître notre événement à une échelle plus large.", observe le Collectif Alarma. "Je pense que les gens ont aussi parfois un peu marre de voir des extraits de Boiler Room d'une minute avec des gros bangers.", souligne Noé Thoraval, indiquant aussi que l’affiche et le visuel du communication en passant par d’autres techniques tels que l’illustration.

Avertissement récurrent des soirées du collectif Alarma

La rébellion d’artistes comme Jack White et Dinos

Le guitariste et chanteur américain Jack White a adopté une position ferme contre l'utilisation des téléphones portables pendant ses concerts. Malgré la prolifération des smartphones équipés d'appareils photo de haute qualité, White préfère que ses fans vivent pleinement le moment sans être accablés par l'écran de leur téléphone. "Il s'agit simplement d'être aussi respectueux que vous l'êtes au tribunal, à l'église ou à l’opéra", explique-t-il dans une interview accordée au média canadien CBC. 

Le rappeur français Dinos, lui, a pris une décision audacieuse pour sa dernière tournée "Process Tour" en interdisant strictement la prise de photos et de vidéos pendant ses concerts. Cette initiative vise à créer une atmosphère intime et à permettre au public de se reconnecter avec l'artiste. "Ils filment mes concerts au lieu de les vivre", avait exprimé Dinos en reprenant cette punchline de Nekfeu dans l'espoir d'encourager les spectateurs à vivre pleinement l'expérience en personne sans être constamment derrière un écran, et d'offrir des spectacles intimes - presque privés - dans de petites salles, où la connexion entre l'artiste et son public est primordiale.

Plus récemment, DJ Mag révélait que le célèbre club Hï Ibiza avait mis en place une politique d'interdiction de téléphones pendant la résidence de Damian Lazarus dans la Club Room. Lazarus a mis l'accent sur la création d'un environnement unique et immersif et sur la promotion d'un plaisir sans entrave sur la piste de danse. Cette politique reflète une tendance plus générale des clubs à restreindre l'utilisation des téléphones, afin d'améliorer l'engagement des participants. Cette décision s'inscrit aussi dans le cadre du mécontentement croissant des clients des clubs concernant l'utilisation du téléphone sur la piste de danse, comme l'ont montré certaines enquêtes.

Méthodes utilisées : pastilles ou pochettes en néoprène ?

Mais comment les lieux de spectacle et les artistes font-ils respecter ces politiques ? Certains optent pour l'utilisation de patchs adhésifs ou de pochettes en néoprène, qui sont placés sur les appareils photo et les écrans des téléphones des participants pour les empêcher de prendre des photos ou d'enregistrer des vidéos pendant l'événement. D'autres vont jusqu'à demander au personnel de sécurité de surveiller le public pour détecter toute violation de la politique.

Les raisons qui sous-tendent ces politiques varient. Pour les artistes, l'utilisation constante de téléphones portables pendant les concerts peut être une source de distraction et nuire à l'expérience globale, tandis que d'autres s'inquiètent de la distribution illégale de leurs spectacles en ligne. Pour d'autres, certains lieux de spectacle peuvent s'inquiéter de la vie privée et de la sécurité de leurs invités, car les photos et les vidéos prises pendant les événements peuvent souvent être partagées publiquement sans leur consentement. 

En réponse à ce problème, Yonder, une entreprise basée au Royaume-Uni, a mis au point une solution innovante utilisant la lumière infrarouge pour empêcher les téléphones de se connecter aux réseaux Wi-Fi ou cellulaires par exemple. Cette technologie est actuellement testée dans divers lieux et a reçu des commentaires positifs de la part des clients et des artistes. Elle offre une solution plus subtile, tout en préservant l'expérience immersive des spectacles vivants. Ils sont aussi à l’origine des pochettes en néoprène utilisés par Jack White lors de ses tournées et Sarcus Soundsystem en France.

Pochettes Yondr

Les failles de cette politique

La mise en œuvre d'une politique de "No Photo, No Video, No Phones" dans les lieux culturels, bien qu'elle ait pour objectif de préserver l'expérience immersive et de protéger les droits des créateurs, rencontre plusieurs défis opérationnels significatifs.

La nécessité de surveiller continuellement les visiteurs pour s'assurer qu'ils respectent la politique peut nécessiter un personnel dédié. Ceci engendre non seulement des coûts supplémentaires pour l'embauche et la formation, mais peut aussi créer une atmosphère de surveillance qui peut être inconfortable pour le public, réduisant ainsi leur plaisir et leur implication. L'application stricte de ces règles peut mener à des interactions négatives entre le personnel de sécurité et le public, ce qui peut altérer l'expérience globale du lieu. Des confrontations peuvent survenir lorsque des spectateurs, souvent inconscients ou désaccordés avec la politique, sont rappelés à l'ordre ou même réprimandés pour avoir utilisé leurs appareils mobiles.

Une politique perçue comme trop restrictive peut avoir des effets négatifs sur la réputation d'une institution culturelle. Dans une ère où la liberté individuelle est hautement valorisée, une politique stricte peut dissuader certaines personnes de visiter, affectant potentiellement la fréquentation globale.

Pour ces raisons, les institutions culturelles doivent peser soigneusement les avantages et les inconvénients de cette politique, en considérant non seulement leur mission et les envies des artistes, mais aussi les besoins et les attentes du public. Pour créer l'équilibre, cette politique peut nécessiter des ajustements pour s'assurer qu'elle serve au mieux les intérêts de tous les concernés.

Qu'est ce qu'on en tire?

Malgré la controverse entourant ces politiques, il est clair qu'elles sont de plus en plus répandues dans l'industrie du divertissement. En accord avec elles ou non, une chose est sûre : elles nous obligent à remettre en question notre relation avec la technologie et le rôle qu'elle joue dans notre vie quotidienne.

Victor Frances