
DJ et artiste basée à Lyon, Salma Rosa construit depuis plusieurs années un univers musical profondément hybride, à la croisée du rock, du R&B, du dub et des multiples ramifications de la bass music. Entre sets club guidés par l’énergie et la physicalité, projets live où le chant devient exutoire, et attachement fort à une scène lyonnaise en pleine recomposition, Salma Rosa défend une vision de la musique comme espace de transmission, de partage et de liberté. Rencontre avec une artiste pour qui la radicalité n’exclut jamais l’accessibilité, avant sa date au Sucre de Lyon ce samedi 20 décembre.
Comment s’est construit ton rapport à la musique ? Quelles sont tes affinités fondatrices, et comment cohabitent-elles aujourd’hui dans ta pratique ?
Mes goûts musicaux ont toujours été assez larges. J’ai grandi avec beaucoup de rock et de trip-hop, mais aussi du dub, du reggae et évidemment du R&B. J’ai découvert la UK garage quand j’étais beaucoup plus jeune, lors d’un séjour en Angleterre.
Je me rappelle encore m’être pris une tarte en découvrant le titre Sweetest Taboo de MJ Cole et Shola Ama ou encore In My Neighbourhood de Zed Bias. C'était comme si quelqu'un venait d'ouvrir une porte que je ne pouvais plus refermer. Ce vocal très R&B, posé sur une rythmique totalement inconnue pour moi à l’époque, ça a été une vraie révélation. Aujourd’hui, tous ces univers cohabitent assez naturellement. J’ai la chance de pouvoir les exprimer librement grâce à ma résidence sur LYL Radio, où j’ai une grande liberté. Je m’y fais plaisir, j’explore plein de genres et de sous-genres, même si ça reste globalement très rock dans l’âme. En club, c’est évidemment différent : je laisse les playlists mélancoliques de côté et je sors mes meilleures basslines. Mon objectif, à ce moment-là, c’est avant tout de faire danser.
Ton spectre musical est volontairement hybride, parfois à contre-courant des formats plus souvent joués en club. Pourquoi est-ce important pour toi de ne pas cloisonner les genres ?
Un bon DJ doit savoir parler à tout le monde. Je suis pas toujours perçue comme telle parce que beaucoup reste figé sur mes LYL Radio alors que j’aime autant jouer un set pointu pour les connaisseur·ses que créer des ponts pour ceux qui découvrent.
Mon plus grand kiff, c'est de voir quelqu'un qui n'y connaissait rien repartir grave content de sa soirée et qui a envie d'explorer ce monde. La bass music est dérivée du dub et du reggae, elle se doit de porter ces valeurs d'ouverture en héritage, ça n'a pas vocation à rester un club fermé pour puristes. J’ai vraiment envie de ne pas m’enfermer dans un seul langage, d’être accessible sans jamais renier mon univers. Amener les gens dans mon monde, mais sans exclure.
Tu dis souvent aimer les esthétiques entre mélancolie et énergie brute, parfois weirdo. D’où vient le fait d’aimer cette esthétique ?
Je crois que j’ai tout simplement cette dualité en moi.
Tu évolues sur la scène lyonnaise depuis tes débuts. Comment la perçois-tu aujourd’hui ?
Ça a été difficile mais ça va beaucoup mieux en ce moment. Entre 2014 et 2018, Lyon était vraiment the place to be. On avait BFDM, Groovedge, LYL Radio, Chez Emile Records… Red Bull Music Academy avait même fait un article “Lyon is Burning”. C'était une époque où tu pouvais enchaîner free jazz, cosmic disco, live rave et closing dubstep dans la même soirée. Le Covid a mis un coup d'arrêt à cette effervescence. Avec le départ de certains acteurs importants de la scène, j’ai eu l’impression qu’il ne restait plus que de la trance et de la hard techno. Rien contre ces genres, mais on avait perdu ce qui faisait toute la richesse de Lyon : sa diversité, son éclectisme. Mais je vois une nouvelle génération qui se lève, plus déterminée que jamais. La flamme ne s'est pas éteinte, elle est en train de se raviver. Malgré un manque crucial de lieux, on n’a jamais vu autant de collectifs et de DJs ultra déterminé·es, venant d’horizons musicaux très différents.

As-tu le sentiment que Lyon est un terrain fertile pour l’expérimentation et les identités musicales singulières ?
Oui, je le pense. Mais c’est encore difficile pour des artistes aventureux d’obtenir des bookings à Lyon. Il y a une vraie énergie, beaucoup d’idées, mais pas toujours les espaces pour les accueillir. Cela dit, il y a aussi des personnes et des projets qui font vraiment la différence. Je suis par exemple résidente du nouveau festival Memori, et c’est quelque chose qui compte énormément pour moi. Antoine, son fondateur, m’a fait confiance très tôt, depuis mes tout débuts, et m’a toujours laissé de la place dans ses projets, notamment avec Positive Education, où j’ai eu la chance de jouer plusieurs fois. Aujourd’hui, Antoine est aussi mon agent au sein de l’agence Useless. Je suis entourée d’artistes dont je me sens proche musicalement mais aussi éthiquement.
Tu développes aussi un format live avec Jonnnah, où le chant occupe une place centrale. Qu’est-ce que ce live te permet d’exprimer que le set DJ ne permet pas ?
L’écriture a commencé comme un exutoire, notamment après le décès de mon papa. J’ai écrit mes peines, mes peurs. Transformer tout ça en chansons m’a énormément aidée. Il n’y a rien de plus créatif pour moi que de prendre des mots et de les transformer en musique. L’interprétation, l’association avec les productions de Pierre, c’est vraiment ma partie préférée. Ma rencontre avec Pierre a été décisive. Sans notre association et surtout sans sa confiance, je n’aurais jamais osé me lancer et chanter. Il m’a vraiment donné l’élan et l’espace pour le faire. C’est assez drôle quand j’y pense, parce que petite, je passais mon temps à bassiner ma famille en leur faisant des “pestacles” à la maison. Aujourd’hui, on est en train de terminer notre premier EP ensemble avec Jonnnah, et j’ai vraiment hâte de pouvoir le partager.
En DJ set, je ressens quelque chose de très différent, plus physique, plus immédiat. Est-ce que cette approche live nourrit ta manière de jouer en club ? Et inversement, est-ce que l’énergie du club influence ton écriture ou ton rapport à la scène live ? J’ai d’abord connu le club en tant que DJ, donc j’ai surmonté mes premières peurs d’être face à un public de cette manière. Ça m’a clairement aidée à passer le cap et à monter sur scène pour chanter. Cela dit, le live reste hyper impressionnant pour moi. À chaque concert, mes mains tremblent aux premières notes, parfois même pendant toute l’intro. En général, je commence à me calmer au bout de deux chansons.
Tes émissions sur LYL Radio sont un terrain d’exploration très libre, qui dépasse largement la musique électronique. Quelle place occupe le digging dans ta pratique artistique ?
Une énorme place. Je dig tous les jours. Les genres dépendent beaucoup de mes humeurs. Parfois, je découvre un album que je trouve magnifique et je vais littéralement le poncer. Je consomme énormément de musique, j’explore beaucoup d’horizons, je fais pas mal de recherches, notamment sur les sous-genres. Mais j’aime aussi arrêter le temps, revenir à mes classiques ou m’immerger complètement dans un album que je viens de découvrir.
Tu défends activement la bass music, parfois encore perçue comme “à la marge” dans certains clubs. Comment vois-tu l’évolution de ce courant aujourd’hui ?
Je trouve que la bass music traverse une phase vraiment intéressante. Quand j’ai découvert le dubstep autour de 2015, en France c’était clairement un style à la marge, peu programmé et souvent mal compris. Aujourd’hui, on sent une vraie démocratisation : la bass music circule beaucoup plus, elle est davantage présente dans les clubs et les festivals, et elle trouve progressivement sa place dans des contextes plus larges. Pour ça, il faut saluer le travail de personnes comme Flore ou encore Béatrice, qui ont ouvert le terrain et rendu ces esthétiques visibles, sans jamais les lisser.

Ce que j’aime profondément dans la bass music, c’est qu’elle est en mutation permanente. Il y a sans arrêt des glissements, des hybridations, de nouveaux sous-genres qui émergent. Le stepper, par exemple, occupe une place importante aujourd’hui, et j’en joue énormément. Ça me parle particulièrement parce que je viens du dub, et que le stepper en est, pour moi, la branche la plus naturellement adaptée au club, notamment grâce à ses rythmiques très lisibles et physiques. Même un public qui n’écoute pas de dub ou de bass music à la base peut comprendre et danser dessus. Et c’est exactement ce que j’aime dans ces musiques : elles peuvent rester radicales tout en étant fédératrices. Le revival actuel me rend vraiment heureuse, parce qu’il remet en lumière toute la richesse et la profondeur de cette culture.
Selon toi, comment intégrer la bass music dans un contexte club sans en lisser la radicalité ?
Pour moi, tout est une question de dosage et de narration. On peut être radical sans être brutal. J’aime l’idée de créer des ponts : utiliser des rythmiques, des basses ou des textures qui accrochent immédiatement, puis glisser progressivement vers quelque chose de plus rugueux. Il ne s’agit pas de simplifier la bass music, mais de lui laisser l’espace de respirer dans un contexte club, sans la dénaturer.
Tu évoques souvent l’importance de ne pas renier ses convictions artistiques. As-tu l’impression que cette intégrité est mise à l’épreuve aujourd’hui, notamment face aux logiques de visibilité ou de performance ?
Oui, clairement. Entre les logiques de visibilité, les algorithmes et la pression de la performance, il est facile de se perdre ou de faire des compromis qui ne nous ressemblent pas. Mais je pense que tenir ses convictions artistiques est essentiel, même si ça prend plus de temps, même si c’est parfois inconfortable. À long terme, c’est ce qui permet de construire quelque chose de sincère et de durable. Et pour moi, ça n’a pas de prix.
Salma Rosa sera en DJ set au Sucre de Lyon pour notre carte blanche. Toutes les informations et la billetterie sont à retrouver sur Shotgun.
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