Kangding Ray: “Sirāt est un film sur le fait de continuer à danser et à vivre, même quand on perd tout.”

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Avril 2024, désert de Teruel. Alors que les sound systems de deux collectifs français, Drop’In Caravan et les Trackerz, résonnent entre sable et roche, une free party s’installe pour trois jours de fête ininterrompue. Parmi les danseurs, le réalisateur Oliver Laxe armé de sa caméra 16mm filme les corps en mouvement, portés par la musique de Kangding Ray. 

Basé à Berlin depuis plus de vingt ans, le musicien, issu d’une formation d’architecte, explore depuis longtemps les zones d’émotions entre techno, ambient et musiques expérimentales. Pour Sirāt, son langage musical devient celui du film : une présence enveloppante, presque physique, qui accompagne le récit et les personnages dans une quête de la recherche de soi par la danse, mais aussi par le chemin de spiritualité qu’ils empruntent.

Comment s’est passée ta rencontre avec le réalisateur de Sirāt, Oliver Laxe? 

Je ne connaissais pas le travail d'Oliver avant, c’est lui qui m'a contacté. Il avait fait une shortlist de différentes personnes avec qui il pourrait travailler, dont moi, parce qu'il connaissait ma musique et il avait notamment l'idée d'utiliser mon morceau Amber Decay  pour la scène d'intro. Oliver cherchait aussi un profil capable de proposer de la techno, mais pas seulement. Toute la seconde partie du film, on a justement ce son techno qui se désagrège en quelque chose de beaucoup plus ambient, spirituel et transcendantal. Il y a quelque chose dans ma discographie qui permettait d’avoir ça.

Pourquoi la techno et l’ambient sont des genres qui collent parfaitement à l'univers de Sirāt, à l'ambiance et à la tension continuelle présente dans le film ?

Le choix d'Oliver d'aller vers quelque chose d'électronique est assez conscient. J'imagine que certains réalisateurs auraient décidé de faire de la musique plutôt standard ou de la musique classique, mais ça n’aurait pas été le même film. C'est un film qui prend ses sources dans l'univers de la teuf, de la free party: ce sont les racines les plus underground de la scène électronique et de la dance music. Quand on en a parlé au départ, ça paraissait assez logique de garder cette même texture tout le long du film, de ne pas la galvauder mais d'y ajouter d'autres éléments comme le psychédélisme ou la spiritualité. C’est une matière qui va assez bien avec le désert qui est comme un canevas, pour montrer une histoire beaucoup plus universelle, à travers une quête de soi, de l'humain. Je crois qu’Oliver a aimé l’aspect granuleux qu’on retrouve dans ma musique, qui est notamment présent dans mon album “Silence Arc” dans lequel il y a un Amber Decay. Il a aimé cette distorsion, cette saturation, cette granularité qu'il y a dans le son. C’est la base de ce qu'il voulait, et ça va avec les cailloux, les rochers… Ça va très bien aussi avec cette image du 16 mm, granuleuse, très présente mais aussi analogique.

Amber Decay est le morceau que l’on entend pendant la rave durant la scène d'intro. D’où vient ce titre? 

En fait, ce morceau existait déjà, je l'ai fait il y a dix ans. Le film est composé à 80-90% de nouveau titres, mais il y a dedans deux de mes tracks qui sont remixés dont Amber Decay qui correspond à cette scène d'intro, avec ce beat que j'ai remixé un peu plus violent pour qu'il sonne comme si ça sortait d'un mur de son, comme le font les teufeurs. 

Tu peux  nous parler un peu plus en détail de cette scène d’intro? Comment s’est passé le tournage? 

Au lieu de faire un tournage de rave, le réalisateur s’est associé à deux collectifs de la culture Sound-system, les Drop’in Caravan et les Trackerz, pour organiser une vraie free-party. C'est aussi ça, la folie de ce projet. C'est censé se dérouler au Maroc mais la scène a été tournée en Espagne, comme une grande partie du film, à Teruel notamment, qui ressemble beaucoup au Maroc. Ils ont fait une vraie teuf de trois jours, dans laquelle j'ai joué. On me voit à l'écran pendant trois secondes, j'ai mon caméo dans lequel j'essaye surtout de voir quelque chose sur mon ordi.  J'ai joué les morceaux que j’avais composés avant, et les gens dansaient. Je ne savais pas que j’allais être dans le film, j'ai trouvé ça marrant, donc je l'ai laissé faire. C'était vraiment punk. Ils ont quand même tourné avec une caméra 16mm qui tournait au milieu de ces ravers en train de danser. Les scènes des gars un peu jetés qui s'accrochent aux enceintes, ce sont des vrais gens, ils ne jouent pas. 

Ça apporte une vraie justesse et du naturel au film.  

Oui, et d'ailleurs parmi les acteurs qu'on suit ensuite, il n'y a que deux acteurs professionnels: Sergi Lopez et l'enfant Bruno Núñez. Les autres comédiens sont des teufeurs. On peut considérer que ce sont des acteurs maintenant parce qu'ils ont joué dans un film et qu’ils ont fini à Cannes. Mais à la base, ce ne sont pas des acteurs professionnels. 

En parlant de Cannes, tu as reçu une distinction pour la bande originale. Qu'est ce que ça t'a fait d'être récompensé pour ce film ?

Oui, je suis très honoré. J'ai trouvé ça très fort aussi de la part du jury de distinguer une proposition aussi radicale. D’une manière générale, le film en est une et il rencontre un succès dans les salles qui est au dessus de tout ce que j'aurais pu prédire. À la base, c'est pas du cinéma très facile. C'est quand même quelque chose de presque expérimental, avec très peu de dialogue, beaucoup de musique, un peu barré, assez dur par endroits. Pour la musique, j'ai fait très peu de compromis, voire aucun. J’ai pu aller vraiment là où je voulais, grâce à la folie d’Oliver Laxe. Il m'a même poussé à aller au fond, plutôt qu'essayer de polir les choses. Et ça donne quelque chose de très viscéral.

Oliver Laxe et Kangding Ray @tamaradelafuente

L'équipe du film décrit Sirāt comme une expérience sensorielle, et la musique y contribue largement. Tu as travaillé de manière différente pour ce projet ? 

Quand j'ai lu le script pour la première fois, je me suis rendu compte de l'ampleur du projet et de la radicalité de ce film. J'aborde tous les projets un peu de la même façon, c'est-à-dire que je regarde ce que je dois faire, j'essaie de conceptualiser ce que je peux apporter et ensuite je cherche les moyens de le faire. L’adéquation entre le concept et les moyens, c'est peut-être le propre de tout projet artistique.

La musique prend énormément de place dans le film. Elle est présente en continu. Tu as eu une liberté immense pour composer ? 

Au fil du temps, Oliver m'a donné de plus en plus de place, et je l'ai prise. Il m'a dit “on a besoin de 7 minutes en continu”. Ça n'existe pas normalement des films où on te donne 7 minutes sans interruption et sans dialogue. Ça m'a donné une liberté, mais aussi une très grande responsabilité : celle d'expliquer des choses par la musique et d'ouvrir des portes. C'était un peu impressionnant d'être devant un truc où tout à coup, la musique n’est plus du tout une tapisserie. Ça devient presque le principal personnage du film. Ça a peut-être pris un peu plus d'ampleur que ce qu'on pensait. Moi, j’ai juste fait mon boulot. 

Pyramide Productions

Comment avez-vous travaillé sur le mixage? 

On a mixé en Dolby Atmos. Je n’ai jamais travaillé sur un projet de façon aussi extrême. Mais Oliver est également un perfectionniste, donc on est allé très loin ensemble. À Cannes, nous étions un des premiers films à être diffusé en Atmos sur le nouveau système son de la grande “Salle Lumière”, et c'était vraiment dingue. Là, je me suis rendu compte de l'ampleur du son, même si seulement quelques semaines avant, j'étais encore en train de terminer le mixage son à Barcelone.

Comment tu expliques que la techno et l'ambient se marient et s'enchaînent aussi bien ?

Je n'ai jamais fait beaucoup de différences entre la techno et l’ambient. D'ailleurs, je fais partie d'un type d'artiste qui a toujours un peu fait les deux. Je pense qu'il y a différentes façons d'aborder la techno. Moi, je suis plutôt dans la techno texturée, c'est-à-dire qu'il n'y a pas que des beats dans ma musique. Et c'est ça qui, je pense, différencie ma musique. J'ai toujours travaillé avec les émotions et avec tout ce qu'il y a entre le beat. 

Quel est ton bagage musical et quelles sont tes premières sources d’inspirations? 

Je ne viens pas d'une culture de la dance music. Je viens du rock, de la musique industrielle et de la musique expérimentale. Mes premiers albums, c'est de la glitch ambiante… C'est vraiment beaucoup plus filigrane, presque un peu émo et expérimental. J’ai ça dans mon bagage et je l'ai toujours gardé, même quand ma musique a évolué vers la techno. Je pense que c'est très différent des producteurs ou des DJs qui ont, eux, grandi dans la musique techno. La techno, j’y suis venu par un autre biais. Quand j'étais adolescent, j'avais les cheveux longs et je jouais de la guitare dans des groupes de rock, et plus tard de noise ou post-rock. J'étais fan de Nine Inch Nails et Nirvana.

Ces groupes de rock que t'écoutais quand t'étais ado, c'est ceux qui t'inspirent pour créer de la musique électronique et pour créer des B.O comme Sirāt ? 

On dit toujours que la musique qu’on écoute quand on est ado c’est celle qui nous marque, c’est là ou sont les premières émotions. C’est peut être une psychanalyse de comptoir mais je pense que même si je considère que maintenant je suis assez éloigné de ce milieu, j’ai toujours ça en moi. Ça m’aide, ce sont mes outils et c’est en partie la force que j’insuffle dans Sirāt. Parce que ce n'est pas un film sur la techno, c’est un film sur la recherche de soi par la danse, mais aussi par le chemin de spiritualité qu'empruntent les personnages. 

©Pyramide Productions

Que dit Sirāt sur l’univers de la teuf ? 

Au fond, c’est un film sur une quête et sur le fait de continuer à danser et à vivre, même quand on perd tout. Ça dépasse la techno. J’ai l’impression que le monde de la fête est là pour représenter une façon de vivre radicale, hors-système et qui permet ce chemin. C’est une famille choisie. Il y aura toujours des gens qui vont pointer du doigt ces modes de vie différents, mais leur chemin n' est pas plus problématique ou moralement indécent que quelqu’un qui choisira un autre type de vie plus intégré au système et notamment au système capitaliste. 

Un mode de vie sujet aux critiques et avec ses limites? 

Dans les critiques du monde de la teuf, on considère des fois qu’il y a un privilège des hippies blanc à aller au Maroc, à se retrouver dans des lieux de conflits. C’est aussi très facile de critiquer et de démonter ça . Mais c’est leur chemin. C’est leur façon de faire avec ce qu’ils ont et avec ce qu’ils sont. On a souvent tendance à vouloir pousser les gens dans ce qu’ils sont censé faire et là, on est en présence de gens qui ont décidé de faire autre chose. Il y a plein de contradictions dedans mais en même temps c’est une énergie vitale très pure et belle. Ils font des choix qui semblent pour beaucoup difficiles à comprendre, mais c’est peut-être justement la seule chose qui fait du sens à ce moment-là : c’est de danser et de chercher une réponse.

Quelles sont tes inspirations en termes de musique de films? 

Il y a Eduard Artemyev, le compositeur favori du réalisateur visionnaire russe Andrei Tarkovsy. Il a été l’un des premiers à utiliser des sons synthétiques dans une B.O de long-métrage pour évoquer une forme de spiritualité dans la musique. Il a essayé d’ouvrir une porte vers le subconscient. C’est très beau et minimal. Il reste une grande inspiration pour moi. Je pense aussi à Vangelis pour Blade Runner, avec ses immenses nappes de CS-80, ce synthétiseur analogique légendaire de Yamaha. Il y a ces scènes avec de grands paysages futuristes, où il intègre des sons électroniques qui ont la dimension de grandes envolées orchestrales. Ça me touche beaucoup.

Des projets pour la suite ? 

Je prends mon temps. Je ne vais pas faire tout ce qui vient, je vais attendre que le prochain bon projet arrive. Parce que des projets comme Sirat, ça n'arrive pas tous les jours. Mais s'il y a une proposition intéressante et qui m'excite, c'est clair que je vais continuer dans cette voie.

Propos recueillis par Adèle Chaumette et Mezyan Fredj.