Ralentir notre écoute, retrouver l'expérience

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À l'heure où les algorithmes dictent nos playlists et où les réseaux sociaux transforment chaque morceau en contenu de trente secondes, notre rapport à la musique s'est radicalement transformé. On zappe, on scroll, on accumule sans vraiment écouter. L'attention fragmentée est devenue la norme.

Pourtant, face à cette frénésie, une contre-culture émerge discrètement. Sessions d'écoutes collectives, événements ambient et downtempo, émissions de radio contemplatives : autant de propositions qui invitent à ralentir, à redécouvrir l'acte d'écouter comme une expérience à part entière. Ces initiatives dessinent les contours d'une résistance silencieuse, où prendre le temps devient un geste radical.

Du Listener à Mino, en passant par les résidences radio sur Rinse ou les "Méridienne" de Radio Sofa, ces acteurs réinventent notre rapport à la musique. Leur point commun ? Une volonté de démocratisation de l'écoute qualitative.

Ce mouvement réaffirme que la musique mérite mieux que notre attention distraite, qu'elle peut encore être un lieu de refuge, de rêverie, de connexion authentique.

Les espaces intimistes redonnent à la musique sa dimension

À l'instar des sessions d'écoute qui trouvent leur place dans les calendriers des bars audiophiles,  ces espaces intimistes offrent une nouvelle manière d'écouter aussi bien les nouveaux que les anciens albums de musique, dans des cadres ces espaces privilégiés  permettant de redécouvrir les albums sur d'excellents systèmes son.

Parmi ces lieux, le Listener qui propose des sessions d'écoute dans une salle spécialement conçue pour l'écoute audio. On y retrouve différents types de formats, qui vont de la session d'écoute d'un album à la possibilité de réserver la salle pour une écoute en petit comité, jusqu'à des journées complètes dédiées à un·e artiste.

"Le fait de pouvoir écouter de la musique dans de telles conditions, ça sublime absolument tout ce qui a été bien fait par les producteurs, les ingé-sons… Il y a vraiment une valorisation, une expression complète du morceau dans ces conditions d'écoute.” 

Dans une démarche d'inclusivité, nombre de leurs sessions d'écoute dominicales se veulent gratuites. Si elles ne le sont pas, Jérôme a à cœur de les rendre accessibles au plus grand nombre. Dans la même démarche qu'une place de cinéma, ce ne sont pas les yeux qui seront ici sollicités, mais les oreilles. "J'essaie aussi d’axer ça sur proposer aux gens des manières alternatives de pouvoir écouter de la musique de manière qualitative, et donc aussi de m'assurer que ça soit quelque chose qui soit accessible au grand public”, explique-t-il. 

Si leur activité fonctionne à 75% grâce aux particuliers, le Listener propose aussi des formats de release party/sessions d'écoute. Tatie Dee, DJ et productrice parisienne originaire de Lille, y a organisé il y a quelques mois toute une soirée à l'occasion de la sortie de son dernier EP "Bloom In Chaos". “On fait quand même tout le temps la teuf et on écoute plutôt passivement la musique de manière générale. Là c’était l’occasion de se poser 20 minutes et de ne faire que ça”, confirme-t-elle. C’était l’occasion aussi pour Tatie Dee de redécouvrir son EP sur le système son du Listener.

L'album comme œuvre d'art totale : quand le visuel sublime la musique

Avec le projet Mino, c'est une immersion encore plus poussée. Le projet repose sur la volonté d'offrir la meilleure expérience possible d'écoute d'un album.

Co-fondateur du projet Mino, Matthieu parle "d'écouter les albums en plein état de concentration et de conscience". "C'est vraiment l'œuvre de l'album qui nous intéresse, dissociée même de la présence de l'artiste."

Remettre la musique au centre, c'est de là que vient leur idée  Après une vingtaine de dates à leur actif, le projet Mino a investi plusieurs lieux de la culture parisienne comme la Gaîté Lyrique ou l'Atelier des Lumières. Ils ont pour ambition d'avoir leur propre lieu et d'y organiser leurs sessions d'écoute immersive. 

‍"On cherche vraiment à redonner leur place aux créations artistiques visuelles des artistes, que ce soit des clips mais aussi les directions artistiques des albums dans leur globalité."

À mi-chemin entre le cinéma et la session d'écoute, Mino s'adresse avant tout aux amoureux de la musique, tout en faisant découvrir l'univers complet d'un artiste avec son identité visuelle.

Ralentir notre consommation des nouveaux albums qui sortent tous les vendredis sur les plateformes de streaming, et revenir à une écoute plus réfléchie et immersive : voilà le pari de ces nouveaux formats.

Mino élargit son concept avec une proposition d'écoute de nouveaux albums, dans le but de promouvoir des artistes émergents. Une véritable volonté d'accessibilité anime ces événements : la plupart sont gratuits. A l’image du Listener, le projet Mino se voit proposer des prix ne dépassant pas le prix d’une place de cinéma. Une réelle volonté d'accessibilité pour tous se dégage de ces événements. 

Photo par Konbini

La politesse de l'ambient : comment les DJ résidents radio nous réapprennent à écouter

Certaines radios comme NTS ou Rinse proposent aux artistes de prendre une, deux ou même trois heures de sets sur leur antenne, dans un but de laisser aux artistes une grande liberté artistique. Mais au-delà de cette liberté, ces formats invitent à un autre rapport à la musique : celui de l'écoute active, consciente, loin de la consommation passive qui domine nos playlists algorithmiques.

Cette indépendance prend une dimension encore plus importante lorsque des DJs ont une résidence sur ces radios. Tous les mois, ces artistes livrent un set rempli de nouveautés ou de classiques à faire découvrir à leur audience. Certains prennent le micro pour donner le nom de l'artiste, expliquer où ils ont déniché leurs tracks, contextualiser ce qu'on écoute. Ce geste, apparemment simple, transforme radicalement notre rapport à la musique : on ne consomme plus, on découvre. On ne zappe plus, on s'installe.

Aurèle, DJ résident chez Rinse depuis près de 7 à 8 ans, incarne cette approche où chaque intervention orale devient une invitation à tendre l'oreille. Pour lui, prendre le micro répond à une nécessité : "Quand je vois quelque chose qui est nouveau, je suis obligé d'en parler. C'est mon moteur.", expliqua-t-il. Cette démarche s'inscrit dans une volonté de documenter l'évolution de la musique électronique, mais surtout de créer un moment d'attention partagée avec ses auditeurs.

"Je trouve qu'à cette époque où le culte du DJ, la persona et tout, est de plus en plus présente, c'est bien de rendre à César ce qui est à César" , explique-t-il. Cette philosophie va au-delà du simple crédit artistique : c'est une façon de rappeler que derrière chaque track, il y a un producteur, une intention, un contexte. 

"Les DJ n'existeraient pas sans les producteurs, c'est clair. Quand je poste des trucs, je tag toujours les artistes, je dis la track, parce que c'est quand même ça l'important."

Mais Aurèle sait aussi que l'écoute active ne passe pas toujours par les mots. Parfois, le silence est plus éloquent : "Parfois, la musique parle d'elle-même.. Elle a son mystique, son truc, et je n’ai pas envie de casser ça." C'est cet équilibre délicat entre intervention et retrait qui crée les conditions d'une véritable écoute. 

Sa résidence mensuelle d'une heure au créneau du lundi 20h impose un cadre temporel qui force à ralentir. Contrairement au zapping infini des plateformes de streaming, cette heure devient un rendez-vous, un moment dédié. Et Aurèle le prépare méticuleusement : 

"Souvent, je commence par l'ambient. J'aime bien toquer, tu vois. J'aime bien dire bonjour. C'est la politesse, l'ambient"

 Cette entrée en matière n'est pas anodine : elle pose un cadre, recentre l'attention, invite à l'introspection avant de basculer progressivement vers des territoires plus extravertis.

"Et c'est ça qui me fascine aussi," confie-t-il, évoquant ce passage de l'état introspectif à l'extraversion. Cette construction narrative du set, pensée comme un voyage, s'oppose radicalement à la logique de consommation où chaque track doit accrocher immédiatement. Ici, on prend le temps. On écoute vraiment.

Photo : Aurèle

Des dancefloors aux canapés : la révolution silencieuse de Radio Sofa

Radio Sofa a lancé « Méridienne », une série d'événements qui interroge nos rapports à la musique électronique. Loin de l'effervescence des clubs, ces rendez-vous instaurent des espaces d'écoute et de rêverie où l'on vient simplement s'asseoir et se laisser porter.

« De base, la direction c'est vraiment musique non dansante, non club, dans une configuration où le DJ est assis. Tout le public est aussi assis dans un grand chill-out », explique Valentin, membre de l'association. Ces événements, organisés principalement le dimanche après-midi au Point Éphémère, ont également trouvé leur place sur des scènes dédiées lors de festivals comme le Yota Festival et l'Orsol Festival.

L'initiative offre aux artistes une liberté précieuse : celle d'explorer des territoires sonores qui n'auraient pas leur place sur un dancefloor. « On invite des artistes qui habituellement sont bookés pour du club, et on leur propose de venir jouer à la méridienne pour proposer une sélection plus personnelle, ce qu'ils écoutent chez eux en fait », raconte Valentin.

Côté DJ sets, des artistes comme Upsammy ou Alexis Le-Tan ont saisi cette occasion pour approfondir leur démarche et proposer des sélections introspectives qui révèlent une autre facette de leur univers. Mais "Méridienne" ne se limite pas aux platines : Radio Sofa souhaite également mettre en avant les performances live et acoustiques. Des artistes comme Audrey Carmes et Goutte2mère y déploient des sets organiques et contemplatifs, loin de l'énergie des scènes club.

Cette approche rencontre un écho enthousiaste.

"L'injonction à faire danser les gens au club, ça réduit leur spectre musical. Alors que chez eux, ils écoutent plein d'autres choses"

La musique électronique, habituellement associée à la fête et au mouvement, se prête ici à la contemplation.

« Méridienne » cultive une atmosphère singulière, presque domestique. On peut y faire la sieste bercé par des nappes sonores, échanger à voix basse entre amis, ou simplement se poser. « C'est une écoute active », résume Valentin. « Ça devient un peu un rendez-vous où il y a une communauté qui revient. »

Cette proposition nous invite à reconsidérer notre manière de consommer l'ambient et le downtempo. Dans un monde saturé de stimulations, Radio Sofa nous rappelle qu'écouter, vraiment écouter, demeure un acte en soi.

Slow Roast et l'art de la fête calme, suite et fin

Face à tous ces événements, un dernier a retenu notre attention. Les collectifs Club Pizza et Duty Free s'allient une nouvelle fois, sous le nom de Sunday Roast, et lancent "Slow Roast". Un nouveau lieu est investi pour l'occasion : la Villa Riberolle. Cet événement se déroulera le dimanche 2 novembre, avec pour thème une fête calme un dimanche après-midi. Depuis les premières éditions, c'est le Suave Sound System qui s'installe pour cette date, un choix plus que réfléchi, adapté à des styles musicaux downtempo, ambient, hip-hop…

Villa Riberole

Cette multiplication d'initiatives témoigne d'un mouvement profond. Du Listener à Mino, des résidences radio de Rinse aux "Méridienne" de Radio Sofa, jusqu'au "Slow Roast" de Sunday Roast, se dessine une cartographie de la résistance douce. Ces espaces ne se contentent pas de proposer une alternative : ils réenchantent notre rapport à la musique.

Dans un monde où l'algorithme dicte et où l'attention se fragmente, ces acteurs rappellent une vérité simple : la musique mérite notre présence entière.

Cette contre-culture de l'écoute ne hurle pas. Elle murmure, elle invite, elle accueille. Sur des canapés, dans des salles dédiées, au creux d'un dimanche après-midi. Et c'est peut-être là son plus grand acte de résistance : prouver que dans un monde saturé de bruit, choisir d'écouter vraiment reste le geste le plus radical.

Dossier menée par Marie Espargiliere