Pourquoi tout le monde adore les rétrospectives

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Tous les ans, elles inondent vos réseaux sociaux pendant près d’un mois. Popularisées par Spotify et son célèbre “Wrapped” il y a tout juste 10 ans, puis reprises par les autres plateformes de streaming, les rétrospectives reviennent sur les temps forts musicaux qui ont marqué notre année à coups de statistiques et de visuels débordants de couleurs.

Recap, Playback, Replay… Tous ont des noms différents, mais exploitent les mêmes logiques cognitives. On décrypte pourquoi tout le monde adore ça, et pourquoi c’est peut être déjà un peu la fin d’une era.

Parce qu’on se sent uniques

Spotify Wrapped fonctionne sur un algorithme qui nous connait vraiment bien. Si bien qu’il peut lire en nous comme une voyante dans les yeux de son client, et dévoiler nos goûts avec une justesse qui réconforte autant qu’une séance d'introsection chez le spy psy.

Selon la plateforme aux 700 millions d’utilisateurs, seulement 0,05% des gens ont la même chanson préférée que vous. De quoi vibrer lorsque la liste de nos artistes préférés s’affiche, comme la représentation parfaite de notre identité musicale, enfin célébrée et légitimée.

Depuis plusieurs années, on a même la chance de recevoir des capsules vidéo de nos artistes préférés qui nous remercient : un nouveau levier puissant pour assurer un sentiment d’exclusivité. Et peu importe si cela nous enferme à demi-mot dans une bulle de filtres musicale...

Parce que ça fait du bien à l’ego

La grande force des rétrospectives, c’est aussi de valoriser les utilisateurs, en les faisant se sentir spéciaux et uniques. Que ce soit au sujet de notre éclectisme musical supposé, de notre temps d’écoute légèrement supérieur à la masse ou d'un fanatisme relatif à l’égard de nos artistes préférés : les plateformes ont toujours de belles choses à dire sur nos pratiques d’écoute.

Et ces campagnes nous donnent systématiquement la preuve que l’on porte un vrai intérêt à la musique, quelle que soit la manière dont il s’exprime. En 2022, Spotify a dévoilé 16 personnalités différentes - sorte de zodiaque musical - attribuées en fonction des habitudes d’écoute. Toujours positives - à l’image des thèmes astraux - ces qualités renforcent la confiance en soi des utilisateurs.

Parce que c’est aussi addictif qu’un jeu

Grâce à l’aspect ludique des statistiques apporté par la “gamification”, les rétrospectives poussent naturellement au jeu et à la compétition : pour figurer dans le top 0,1% des plus grands fans de Fred Again.., écouter 1583 minutes de musique de plus que l’année dernière ou plus de “styles” musicaux que son collègue de bureau.

Ces statistiques aussi factuelles que valorisantes amènent à battre de nouveaux records chaque année. Et à insuffler une logique productiviste dans un des seuls domaines de la vie qui en était jusque-là épargné : l'écoute musique.

Una apparence ludique qui maquille et rend acceptable les analyses massives de données personnelles. Comme le résume Evan Greene, directeur.ice du groupe de défense des droits numériques Fight for the Future : “C’est assez ironique qu’à la fin de chaque année, les gens célèbrent le fait que Spotify les espionne.”

“Spotify a fait un travail remarquable en présentant la surveillance comme quelque chose d’amusant, et en amenant les gens non seulement à participer à leur propre surveillance, mais aussi à la célébrer, la partager et s’en vanter auprès du monde entier.”

Parce que c’est taillé pour les réseaux

Couleurs flashy, contours pop, et interface ludique : les rétrospectives sont conçues pour vous donner envie. Lancé en 2015, le rendez-vous annuel de Spotify n’a connu un réel écho qu’à partir du moment où celui-ci s’est doté de cet univers visuel aux couleurs criardes et d'un format vertical idéal à partager en story. Une technique qui a permis à Wrapped de quadrupler son audience entre 2017 et 2022.

Et c’est un vrai enjeu pour la plateforme suédoise, qui s’offre en toute subtilité une immense campagne de publicité gratuite. En 2020, les téléchargements ont bondi de 20% la première semaine de décembre, boostés par les partages et repartages. Cette omniprésence sur les réseaux donne un vrai sentiment de FOMO aux personnes qui n’ont pas Spotify.

Parce qu’on peut enfin partager nos goûts en story

En 2021, 120 millions d’utilisateurs ont ouvert leur rétrospective Spotify, et près de la moitié l’ont partagée en story. Plus qu’un effet de mode, cette campagne s’est progressivement muée en une véritable norme sociale.

Ne pas partager son top artistes à ses amis est devenu suspicieux, la preuve que l’on a des guilty pleasures à se reprocher. Et afficher fièrement ses goûts à ses abonnés n’est plus le signe d’un narcissisme débridé.

Encore faut-il, comme le formulait la journaliste Pauline Croquet dans les pages du Monde, réussir à “avancer sur une ligne de crête, entre étalage de sa réussite, et culture de l’humilité”.

Parce qu’elles arrivent pendant la saison de la nostalgie

Décembre, c’est la période où chacun fait le bilan sur son année, replonge avec nostalgie dans ses souvenirs. Mais c’est aussi la période où l’on se projette dans l’année suivante, avec un “fresh start effect” marqué : l’idée selon laquelle si l’on choisit une date spécifique pour changer d’habitudes, il y a plus de chances que cela se réalise.

Les rétrospectives musicales peuvent ainsi nous motiver à digguer plus de salsa, ou redoubler de temps passé à écouter de la musique: pour beaucoup, c’est le moment de prendre du recul sur ses goûts passagers pour mieux tourner la page. Et cela va bien au-delà de la musique.

10 ans plus tard : la fin d’une époque ?

Tiktok, Duolingo, Grindr, Playstation, SNCF, Velib’... Ces dernières années, toutes les marques disposant de données analysables se sont engouffrées dans la tendance Désormais, tous les aspects de nos vies sont mesurés à coups de statistiques, de notre nombre de kilomètres passés à vélos aux vidéos virales que l’on a préférées en passant par le nombre d’heures passées à jouer à des jeux-vidéos.

D’autant que depuis quelques semaines, non content de son Big-Bang annuel, Spotify a même lancé une rétrospective hebdomadaire, sorte de prolongation sans fin de l'événement Wrapped. De quoi engendrer une certaine overdose de stats.

Et puis, au fil des années, les utilisateurs du monde entier se sont habitués à cette campagne, dont les enseignements deviennent mécaniquement moins surprenants, et donc moins partagés. Toutes les bonnes trends ont une fin, dit-on.

Le prestigieux magazine américain WIRED a décrété l’an dernier que « s’il y a bien un terme qui a été utilisé plus que les autres pour décrire le Spotify Wrapped de {2024}, c’est celui-ci : plat. » Bref, l’engouement est déjà en train de retomber.

Pour enfoncer le clou, le grand public a enfin pu être refroidi par les polémiques entourant la plateforme suédoise (investissements controversés, rémunération des artistes, utilisation de l’IA…), se rendant enfin compte de l’ampleur de la campagne marketing et de collectes de données que constituent les rétrospectives.

Journaliste : Mezyan FREDJ