Rencontre : Mayou Picchu, itinéraire d'une Girl Boss

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Lors d’un voyage à Ibiza, Mayou Picchu découvre la liberté et l’énergie incomparable de ses dancefloors, une révélation qui l’amène à se consacrer au DJing dès son retour en France. Peu de temps après, elle lance son projet Very Disco, marque et collectif, et développe notamment More Girls Behind Decks, des ateliers d’initiation au DJing pour les femmes, dont le succès est retentissant.

À présent résidente au Sacré et au Badaboum, Mayou Picchu confirmait son statut de DJ en mixant aux côtés Thomas Bangalter et Fred Again en octobre dernier, lors de la grande soirée de clôture du Centre Pompidou organisée par Because.

Tu reçois beaucoup de demandes pour tes cours d’initiations. More Girls Behind Decks est victime de son succès. Comment répondre à cette forte demande? 

Aujourd’hui, on sent qu’il se passe vraiment quelque chose autour du DJing. Les demandes explosent, et beaucoup de filles se disent enfin : « Pourquoi pas moi ? » simplement parce qu’elles voient que cet espace existe. Pour moi, les workshops ne sont pas une finalité, mais un point de départ. L’enjeu de l’année à venir, c’est d’accompagner celles qui ont envie d’aller plus loin et de leur offrir des occasions de jouer réellement, de se lancer pour de bon. La plus-value que j’ai dans ce projet c’est de créer une connexion entre des filles qui ne se seraient jamais rencontrées. Cette communauté existe aussi parce qu’on évolue entre femmes, et ça change tout. La première fois que j’ai mixé en club, sur un vrai créneau, ça m’a pris du temps. C’est aussi pour ça que je n’ai pas envie de laisser les filles des workshops “dans la nature”. J’aime créer du lien, les accompagner. Certaines sont même devenues des copines. 

Comment envisages-tu la suite de l’aventure? 

More Girls Behind Decks, c’est le projet de ma vie. Je me dis pas qu’il y a une date de péremption. À un moment donné j’aurais peut-être plus le temps d’organiser les workshop. Pour l'instant je suis la seule à porter le projet mais dans l'exécution, j’arrive quand même à m'entourer. Il faut que j’arrive progressivement à le faire exister sans ma présence physique.

Workshop More Girls Behind Decks

Tu aimerais exporter le projet ? 

J’aimerais vraiment porter le projet en province et à l’international. C’est un vrai plaisir pour moi de me connecter à des initiatives à l’étranger — et il y en a beaucoup. À Marrakech, par exemple, j’ai rencontré des filles qui faisaient du son, on a créé un lien incroyable : elles m’ont aidée à mixer là-bas, et moi je les ai invitées à jouer au Sacré. On crée des ponts entre des scènes qui, à la base, ne communiquaient pas. C'est aussi ça la force du projet : cette capacité à tisser des connexions là où il n’y en a pas encore. 

Comment as-tu commencé à mixer ? 

Au début, je trouvais juste ça cool, alors je me suis acheté une platine. Puis j’ai fait un voyage à Ibiza: là-bas, le DJ est vraiment au centre de la vie nocturne, et ça m’a donné envie de m’y mettre sérieusement. Beaucoup de gens ne considèrent pas encore le DJing comme un véritable métier — on ne le place pas au même niveau que des artistes comme Clara Luciani ou Theodora, alors que ça devrait être le cas. Mixer m’a permis de rouvrir une part artistique que j’avais déjà en moi. Tu te libères à travers la musique des autres, mais tu restes quand même artiste.

Tu te rappelles d’un déclic ? 

J’avais envie de porter un projet qui parle de culture DJ, en montrant que je comprends vraiment ce que cette culture représente. Et il y a eu ce moment où Jade, la rédactrice en cheffe de Dure Vie m’a dit : “Il y a vraiment un truc, si tu t’y mets sérieusement, ça peut marcher.” Je pense que ça a été un déclic. Je me suis dit : si ce n’est pas ça, ce ne sera rien d’autre.

Workshop More Girls Behind Decks

Tu as commencé à mixer en même temps la création de Very Disco ? 

Tout ne s’est pas fait en même temps : j’ai commencé à mixer, puis j’ai créé Very Disco, puis More Girls. J’ai l’impression que le fait d’incarner quelque chose et de porter des projets a donné envie aux gens de me laisser plus de place sur la scène. Aujourd’hui, le public a besoin d'artistes qui portent des valeurs. Quand je branche ma clé USB sur une platine, je ne viens pas juste délivrer de la musique. Je veux aussi montrer que ça peut être frais et inspirant de voir une meuf derrière les decks. Maintenant, j’ai ce truc-là à porter sur mes épaules. Et comme je mixe beaucoup à Paris, les filles des ateliers viennent me voir jouer. Si je réussis, ça les inspire. Je suis accessible, et j’essaie de faire en sorte que ce qui m’arrive de positif serve aussi au projet. Pour Madame Loyal, par exemple, trois filles de More Girls ont aussi mixé : je leur ai laissé cette place. À Beaubourg, on m’a proposé de faire une curation pour le roller disco — c’est une opportunité pour moi, mais aussi pour le projet. Le projet, c’est moi, donc tout est lié.

C’est quoi un set de Mayou Picchu ? 

Ma seule mission, c’est que les gens dansent. Je ne suis pas la fille la plus technique parce que j’ai commencé il y a peu de temps, mais j’ai souvent de très bons retours sur ma selecta. Il y a des morceaux dans mes sets qui vont te marquer et que tu auras envie de shazam. C’est ma façon de digger. J’aime les tracks très groovy , très percussifs, avec des vocaux. Je trouve que la voix est un instrument hyper intéressant dans un track. J’aime commencer mes sets dans une ambiance groovy et dance, puis enchainer avec de la house et de la tech house. Au final, je suis surtout en mode “faites moi confiance, ça va bien se passer!”. J’évolue sur une scène dont je ne suis pas toujours les codes, et visiblement ça ne dérange pas les gens, tant mieux ! Si j’avais évolué à une autre époque que celle d'aujourd’hui, je n’aurais pas forcément eu ma place. Ou alors, j’aurais dû lisser mon propos musical pour avoir une place. Aujourd’hui, on a cette chance d’avoir un éclectisme et une pluralité d'artistes en festival, en club … 

Tes sets eux-même reflètent plusieurs influences musicales .

Je reste quand même claire sur le fait que je joue de la musique électronique. C’est un peu facile quand tu es une femme noire qu’on s’attende à ce que tu envoie un set R’n,B, par exemple. Les figures féminines noires dans la musique électronique sont quand même assez restreintes. Il y a Tatyana Jane, Honey Dijon, Crystal Mess … Ça reste peu par rapport à tous les hommes blancs et toutes les femmes blanches. C’est aussi pour ça que je suis hyper fière d’être dans ce créneau là, et de le défendre. Parfois, je reçois des messages de meufs qui me disent “je ne sais pas si j’ai ma place dans ces soirées-là”. Moi, j’ai eu la chance qu’on m’y pousse un peu. Je me suis sentie tellement bien dans les soirées de musique électronique que j’y suis restée, et ça se voit aujourd’hui dans mes influences.

Tu as vécu un moment fort à Beaubourg en octobre dernier, lors de la soirée Because. Comment tout ça s’est mis en place? 

Au moment où le projet de la soirée à Beaubourg voit le jour, je travaille chez Because en tant que cheffe de projet marketing et digital. On me dit d’office que je ne pourrais pas y mixer : il y a tellement d’artistes chez Because que je n’ai pas la priorité. Par contre, on me dit qu’il y a un slot pour moi sur le Roller Disco avec DJ sets. Au cours de l’été, la cheffe de projet de l’event, Esther, m’envoie un message pour me dire que Pedro Winter veut me booker. Je suis une grande fan d’Ed Banger, j’ai grandi avec ça. C’est une énorme partie de ma culture musicale. C’est ce qui a fait aussi que j’ai été attirée par la musique électronique et la culture club. Je garde la tête froide, mais c’est quand même l’idole de ma jeunesse qui me donne une place sur son line-up. C’est fort. Je me dis directement qu’il faut que je sois à la hauteur de l’opportunité. 

Tu savais déjà à côté de qui tu allais jouer ? 

J'étais au courant qu’il y aurait Myd , Tatyana Jane… C’est seulement quelques semaines avant l’event, que j’apprends qu’il y aura deux guest ouffissimes en plus: Thomas Bangalter et Fred Again. C'est aussi la première fois que j’ai joué devant autant de personnes puisque la soirée a finalement eu lieu dans le forum d’une capacité de 3000 personnes. 

Ça t’as fait quoi d’être sur le même line-up que des pontes de la musique électronique? 

Je suis plus touchée et reconnaissante que Pedro ait pensé à me mettre sur le line-up, plutôt que mon nom soit à côté de celui de Bangalter et Fred. Encore aujourd’hui, quand on me demande si je suis redescendue de mon nuage, je réponds que non. Je pourrais dire à mes petits enfants que j’ai mixé avec un Daft Punk! Je suis fière d’avoir réussi à transmettre de l’amour et de montrer de quoi j'étais capable. Avant de monter sur scène, je suis allée voir Pedro et il m’a dit “ Ta place, tu ne l'as volée à personne. Tu le mérites.”. Ça m’a donné beaucoup d’énergie.

Et comment s’est passé ton set ? 

J’ai tellement kiffé le moment ! J’avais taffé ma set list depuis un petit moment, je savais à peu près quels morceaux je voulais jouer. Je suis contente car ça a été bien compris et bien reçu par le public. Quand tu es une femme dans ce milieu, tu dois montrer que tu mérites d’être là tout le temps, à l’inverse des hommes qui eux ne doivent jamais justifier pourquoi ils sont là, et dont la place est acquise. Je sais que cet événement va m’ouvrir d’autres portes. J’avais aussi envie de prouver que j'étais une bonne DJ. Je n’aurais jamais deux occasions comme ça et je m’en suis bien sortie. 

Pedro Winter et Mayou Picchu au Centre Pompidou

Après 1 an de workshop, Very Disco débarque au Badaboum pour une nouvelle résidence. Tu y as notamment invité deux anciennes élèves de More Girls Behind Decks. C'est comment de concrétiser ce projet, de passer des cours au club? 

Le but de la résidence More Girls, c’est vraiment d’offrir une opportunité concrète aux filles qui ont suivi les workshops : leur permettre de jouer en club, aux côtés d’une DJ un peu identifiée. Pour la prochaine, j’invite Thelma et je suis trop contente de l’accueillir. Elle jouera avec une participante du workshop de novembre. L’idée, c’est de créer une continuité entre l’atelier et la soirée, mais aussi un espace où les filles du projet peuvent se retrouver, se recroiser, tisser du lien. 

Tu as également des soirées prévues au Sacré? 

La résidence Very Disco, je la vois différemment : c’est une cartouche créative. Au Sacré, les résidents ne dévoilent jamais leurs guests, parce que le club veut vraiment valoriser les DJs qui portent les résidences. Du coup, il y a beaucoup moins d'enjeux de booking, moins de pression — et ça ouvre un espace de liberté totale. Dans ma construction de DJ, mes voyages m’ont énormément inspirée. J’ai un peu choisi mes destinations au hasard, dans des endroits qui font la fête, et j’ai découvert des dancefloors très différents, des ambiances qui n’existent pas forcément à Paris. Avec Very Disco, j’ai envie d’importer ces vibes-là, de créer quelque chose d’inattendu, là où les gens trouvent parfois les soirées parisiennes un peu redondantes, avec les mêmes noms qui reviennent.

Tu as envie d’apporter un vent de fraîcheur dans la scène parisienne? 

Oui, en quelque sorte. C’est aussi pour ça que j’invite des artistes qu’on ne connaît pas encore ici. Par exemple, les filles de Marrakech : j’ai adoré leur énergie, elles m’ont vraiment prise sous leurs ailes, elles m’ont fait découvrir de nouveaux sons. Il y a deux ans, je me suis retrouvée dans un festival dans les Pouilles où j’ai découvert Skidzo, un DJ italien très connu là-bas. J’ai adoré son set et j’ai réussi à le booker pour la prochaine résidence, en janvier — ce sera “destination Italie”. J’ai aussi créé des connexions super à Ibiza, avec des DJs locaux qui organisent leurs propres soirées et festivals. Ils seront là pour la résidence de mars. En fait, chaque édition devient un voyage, une nouvelle scène, une nouvelle couleur.

Le meilleur conseil que tu puisses donner à une femme qui veut se lancer dans le DJing, et plus globalement dans l’industrie musicale ? 

Il y a une phrase de Booba que j’aime beaucoup — même s’il n’a pas trop la cote en ce moment — c’est : « On peut même pas dire que t’as mal joué car t’as pas joué. ». En gros : tu ne peux pas échouer si tu n’essaies jamais. Il faut commencer pour soi, sans pression, et partager aux autres quand on se sent prête. On regrette souvent de ne pas avoir osé : ne pas avoir envoyé un message, ne pas avoir tenté sa chance… Moi, j’ai envie de leur dire : Go for it ! Le DJing, comme toute pratique, demande du travail — personne ne naît en sachant mixer. Si certaines ont réussi, c’est bien la preuve que la porte est ouverte. Il faut croire en soi, se lancer, et surtout se donner les moyens. Ne reste pas seule à ruminer. Il n’y a pas de hasard : celles pour qui ça marche, ce sont celles qui bossent et qui s’accrochent.